Avant-propos.

A Lover’s Complaint a été publié en 1609 dans le même volume que les Sonnets. Or ce poème, pour des raisons qu’on ne peut que soupçonner et qu’il serait intéressant de creuser, n’a jamais eu la notoriété des Sonnets. Il faut d’ailleurs admettre que ceux-ci déjà n’ont pas obtenu, du vivant de leur auteur, le succès que ses oeuvres poétiques antérieures avaient recueilli. Depuis, cependant, les Sonnets ont pris leur revanche, portés au pinacle par beaucoup de critiques et de traducteurs. Ce n’est pas le cas de la Complainte d’une amante : si on ne la passe pas sous silence, on doute de son authenticité, et, dans la plupart des cas, on omet de la traduire. Pourtant, quel que soit son auteur (et le prétendant le plus probable reste Shakespeare, clairement désigné comme tel dans l’édition de 1609, édition que le poète n’a pas désavouée), ce texte mérite qu’on s’y attarde.
Rappelons que les Sonnets sont pour l’essentiel consacrés à un jeune homme noble d’une grande beauté, dont le narrateur, d’admirateur qu’il était au début, devient l’amant, bientôt jaloux, trompé maintes fois et en même temps complice. Les derniers poèmes, en revanche, concernent une femme brune infidèle, qui à la fois attire et dégoûte le narrateur. Dans les deux cas une histoire d’amour malheureux, où le narrateur (pas forcément l’auteur, mais en tout cas un homme) se montre en victime. Or A Lover’s Complaint est justement l’histoire d’une jeune femme trompée par un beau et noble jeune homme, autrement dit le pendant des Sonnets, mais – c’est important – du point de vue d’une femme. Cela ne peut pas être une simple coïncidence. Et cela me semble typique de Shakespeare, formidable auteur dramatique capable de se mettre dans la peau d’Othello aussi bien que de Desdémone, d’Antoine comme de Cléopâtre. Il faut donc s’intéresser à ce long poème, et, pourquoi pas, le traduire.
A Lover’s Complaint est composé de 47 strophes de 7 vers chacune, en pentamètres iambiques rimés. Le schéma de ces rimes est ababbcc. Cela induit un rythme régulier, la plainte reprenant de strophe en strophe comme une mélopée, une complainte populaire. Il m’a semblé indispensable de restituer en priorité cette caractéristique, quitte à négliger l’exigence de concision, voire, à la limite, celle de fidélité (mais seulement à la limite !). J’ai donc traduit en alexandrins, ou tout au moins en dodécasyllabes : autant ce mètre me semble inadapté aux Sonnets, dont chacun ou presque est une explosion, autant il me semble convenir au genre de la complainte. Et j’ai respecté le schéma des rimes. Si jamais le résultat peut paraître maladroit, j’en assume la responsabilité, mais il faut l’imputer à ma propre maladresse de rimailleur du dimanche, non à ces choix que d’autres sans doute auraient mieux su mettre en oeuvre.

A Lover’s Complaint.
Complainte d’une amante.

From off a hill whose concave womb reworded
A plaintful story from a sist’ring vale,
My spirits t’attend this double voice accorded,
And down I laid to list the sad-tuned tale;
Ere long espied a fickle maid full pale,
Tearing of papers, breaking rings a-twain,
Storming her world with sorrow’s wind and rain.

(1)Du creux d’une colline résonnait l’écho
Répétant, venu du val, un triste récit ;
Etant d’humeur à écouter ces doubles mots,
Pour ouïr le conte douloureux je m’étendis ;
Bientôt, toute pâle une grisette je vis,
Froissant des pages, brisant des anneaux de sa main,
Tourmentée par les vents et la pluie du chagrin.

Upon her head a plaited hive of straw,
Which fortified her visage from the sun,
Whereon the thought might think sometime it saw
The carcass of a beauty spent and done;
Time had not scythed all that youth begun,
Nor youth all quit, but spite of heaven’s fell rage
Some beauty peeped through lattice of seared age.

(2)Sur sa tête une mitre de paille tressée
Qui fortifiait contre le soleil son visage
Où l’on pouvait apercevoir en pensée
Le spectre de la beauté malgré les ravages ;
Le temps n’avait pas tout fauché de son jeune âge,
La fureur du ciel laissait un peu de jeunesse,
La beauté perçait aux grilles de la vieillesse.

Notes : les problèmes commencent avec le titre : le mot « lover » est plus souvent employé au masculin, mais parfois aussi au féminin : le sens logique semble donc être « la complainte d’une amante », mais on peut aussi comprendre « complainte à propos d’un amant ». L’autre problème, c’est « amante » ou « amoureuse » ? J’ai opté pour le premier, qui me semble un peu plus péjoratif, en raison du terme « fickle maid » employé dans la première strophe.
Strophe 1 :
v. 1 : « concave womb » : l’utérus est certes concave, mais le mot est d’usage trop médical ; des équivalents courants, « giron » me semble à la fois trop vague et trop désuet, et « sein » va vraiment très mal avec « concave »… Je me suis donc contenté du « creux » de la colline, qui hélas ne suggère pas autant de choses…
v. 5: “a fickle maid”: le terme “fickle” est péjoratif: il s’agit d’une femme “légère”: “grisette”, malgré l’anachronisme, m’a paru convenir.
v. 7: “storming her world”: il y a l’idée que c’est elle qui tourmente “son monde”, c’est-à-dire elle-même ; il était trop difficile de conserver cette idée sans abandonner la belle image « des vents et de la pluie du chagrin ».
Strophe 2 :
v. 1: “hive”: une “ruche”, donc un couvre-chef rustique, de haute taille et un peu ridicule : « ruche » étant un peu difficile à faire accepter au lecteur francophone, j’ai opté pour « mitre »… mais peut-être existe-t-il un chapeau français de ce type ?
v. 4 : « the carcass of a beauty » : le mot, brutal, évoque un cadavre, mais ce dernier terme est tout de même trop fort.
v. 7 : « lattice » : littéralement, « treillis » ; « seared age » : la vieillesse « marquée au fer rouge » : la place manquait hélas…